Un livre

Publié le par Blanche

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Ma vie est, en réalité, d'un banal à pleurer. Pathétique, même. Qu'elle me semble lointaine cette originalité fantastique que je porte en mon sein !

Ma vie a commencé au milieu de milliers de mes semblables, dans un environnement savamment pensé, organisé au millimètre près et à la second près. Aucun droit à l'erreur. Les premières mains qui m'ont touchées, abruties par un travail à la chaîne, ne m'ont feuilleté qu'avec indifférence. Aucun défaut, on peut le garder. Puis ce fut une succession de caisses, de cartons, de transports durant lesquels je crus, à de nombreuses reprises, rendre l'âme. Mais que nenni. D'autres mains m'ont attrapé, avec tout autant d'indifférence, et m'ont emmené à l'air libre. L'espace de quelques minutes seulement, car tout de suite après, je fus comprimé entre deux autres de mes semblables.

Je n'avais alors qu'un champ de vision bien réduit, mais c'était ma seule manière de découvrir le monde. Si peu de personnes prenaient le temps de s'intéresser à moi... Leurs regards ne faisaient que passer, ne s'attardaient quasiment jamais. Et quand ils le faisaient, des mains avides m'extirpaient du rayon, m’auscultaient et me re-coinçaient sans pitié au milieu des autres. J'avais rapidement appris à redouter ces violentes mises à nu. Car le retour dans la masse n'en était que plus douloureux.
Lorsque j'ai entendu une femme prononcer mon nom, en l'écorchant de la pire des manières, j'ai su que mon tour était arrivé. Elle cliquetait, sentait fort une odeur peu naturelle et, je me dois de le signaler, peu agréable. Elle ne m'a pas regardé, pas même un court instant. Et je fus à nouveau trimballé de main en main, de sac en voiture, jusqu'à atterrir sur le bureau d'une jeune fille, copie conforme de l'autre femme. Le désordre qui y régnait me mettait mal à l'aise car je savais que j'allais en faire partie.

La jeune fille prit le temps de me retourner, de m'observer. Le soupir qu'elle lâcha ensuite m'ôta tout espoir. Jamais elle n'aurait la curiosité de découvrir ce que je cache. Je fus laissé là, nouvelle pièce du décor. Nouveau voyage, jusqu'à sa salle de classe où trente énergumènes soupiraient tout aussi fort qu'elle. Et trente de mes semblables, qui gémissaient de désespoir. Un seul d'entre nous avait l'air heureux, si souvent touché et lu que sa couverture était marquée, comme l'est la peau des personnes âgées. Et l'homme qui le tenait, qui parlait avec tant de passion, qui marchait d'un pas vif, n'eut pas une seule réaction intéressée. Je fus parsemé de trombones, feuilleté, lu en diagonale. Mais dès que la leçon eut été finie, je fus propulsé au fond d'un sac, malmené, cogné de toutes parts. Et abandonné sur ce banc.

Et j'y suis toujours, sur ce banc de bois. Parsemé d'échardes et de souillures de pigeons, le banc fait partie d'une petite place perdue dans la ville. Lampadaires, platanes, poubelles donnent du relief à ce qui aurait dû être un havre de paix et qui n'est considéré, dans la réalité crue des choses, que comme du gaspillage d'espace. J'imagine qu'autrefois, les habitants du quartier aimaient à se rassembler ici, pour parler de la pluie et du beau temps, des derniers potins et des grands bouleversements mondiaux. Désormais, seuls ceux qui doivent patienter daignent poser leurs postérieurs sur les bancs, surveillant fébrilement leurs montres de crainte de rester un instant de trop dans ce lieu de perdition. Certains passent, sans s'arrêter, sans s'émerveiller des fleurs qui s'épanouissent. Sans s'intéresser aux objets abandonnés. Peut-être que quelqu'un finira par venir, par me prendre avec sa pince géante pour me jeter avec les autres détritus. Peut-être est-ce là mon destin.

Mais peut-être bien que cet homme, à la mine hagarde, me jettera un coup d'œil. Je le regarde s'avancer en titubant de fatigue, une sacoche à la main, la cravate légèrement défaite. Il fronce les sourcils en m'apercevant, s'approche, regarde autour de lui, se saisit de moi. Dans ses yeux cernés, je peux deviner de la méfiance, de la répulsion. Mais c'est finalement la curiosité qui l'emporte. Il lit à voix haute, se moquant des potentiels regards surpris qu'il pourrait susciter :

« Le rhinocéros qui citait Nietszche, Peter S. Beagle »

Il fronce de plus belle les sourcils, regarde encore une fois autour de lui, puis s'assoit entre les échardes et les déjections. Ses mains douces, peu abîmées par un quelconque travail manuel, s'attardent sur ma couverture. M'ouvrent avec respect. Parcourent les premières pages. De ma position stratégique, je peux l'observer à loisir. Je peux le voir quitter la réalité, s'enfoncer dans les méandres tortueux de l'histoire. Il suit le professeur de philosophie, en pleine promenade avec sa petite nièce, dans un zoo. Derrière les iris du lecteur se dessinent éléphants, girafes et singes, qu'il imagine avec bien plus de détails que ce qu'écrit l'auteur. Lorsque les deux promeneurs s'arrêtent devant l'enclos du rhinocéros, qu'ils découvrent que ce dernier peut parler et même tenir une conversation, les yeux de mon lecteur s'illuminent de joie. Et lorsque le mastodonte soutient, dur comme fer, qu'il est en réalité une licorne, l'homme explose de rire. Et il rit encore, émerveillé, se délectant de ces lignes qui l'emmènent si loin de sa terne réalité.

Il ne sent pas les frissons de bonheur qui me parcourent. Il ignore la joie incommensurable qu'il me fait en s'immergeant dans ce récit. Mais ce n'est pas vraiment important. Cet homme a peut-être déjà été obligé de me lire, moi ou un autre de mes semblables. Vue sa réaction, sans doute a-t-il été refroidi par cette expérience et a, un peu hâtivement, décrété que la lecture n'était pas pour lui. Mais le hasard, ou le destin, nous a placé face à face. Et peut-être bien que cette rencontre lui fera changer d'avis. Peut-être qu'il va vouloir découvrir d'autres univers, qu'il lui fallait juste le bon livre.

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