Rivemorte, Chap.54

Publié le par Blanche

Fantasy 1229

 

Le murmure chantant d'une rivière perce soudain le silence des sous-bois. L'odeur d'humus semble également plus forte. Les battements de cœur d'Elland s'emballent. Le bâtiment est tout proche désormais. Malgré le soleil resplendissant qui se faufile à travers les branches, Elland se sent oppressé par les lieux, comme s'ils étaient chargés de douleur.

L'imposant bâtiment surgit soudain au détour du sentier. Le mur menaçant n'est percé que de quelques minuscules fenêtres et s'élève à hauteur des arbres. Le moulin enjambe la rivière, qui coule paresseusement entre les arches, témoin muet du trafic abrité entre les pierres. Le flanc nord du bâtiment est adossé contre une haute falaise. A l'est et à l'ouest, la rivière. La porte au sud est donc l'unique entrée. Tout semble calme, même les oiseaux ont l'audace de chanter joyeusement.
Un grondement sourd s'échappe de la gorge du voleur à l'idée de découvrir le gamin enchaîné et maltraité dans ce bâtiment. Mais le désir de le retrouver est plus fort et ce n'est que la main massive de Thémus qui l'arrête alors qu'il s'apprêtait à donner, seul, l'assaut du moulin.

Le colosse prend la direction de la petite troupe. Ses hommes tirent leurs longues épées hors de leurs fourreaux et se tiennent prêt à attaquer. Pèire, légèrement en arrière, se tient à côté du voleur et tout deux ont sorti leurs dagues. Théoliste reste plus loin, n'intervenant qu'au dernier moment, quand le danger sera écarté. Puis d'un geste assuré, Thémus ordonne l'attaque.

Les esclavagistes ne s'attendaient pas à une attaque frontale. Ils ont l'habitude d'être extrêmement prudents en ville, car les miliciens et la population se méfient d'eux. Mais personne ne s'aventure jamais dans leur antre. C'est pourquoi ils se font surprendre dans la première salle, autour d'une table chargée de papiers, de bourses pleines et de chopes. Ils sont cependant prompts à réagir : ils se lèvent et dégainent leurs armes comme un seul homme. Le voleur les observe, toujours en retrait. Ils sont sept, habillés comme de riches marchands, et nul ne pourrait deviner en les voyant la nature véritable de leur commerce.

Puis tout se passe très vite. Les hommes de Thémus n'hésitent pas un seul instant et les épées s'élancent vers les hommes, aussitôt parées. Thémus et Pèire s'engagent à leur tout dans la bataille, lançant un cri de guerre effrayant.
Malgré son envie d'en découdre, Elland reste légèrement en retrait : la bataille fait rage et les épées s'entrechoquent avec violence. Se jeter dans la mêlée, c'est prendre le risque de blesser l'un de ses alliés. Il surveille les opposants, essayant de déterminer qui pourrait avoir besoin d'une aide providentielle. Et il enrage de ne rien pouvoir faire d'autre. C'est Thémus qui, parvenant à se débarrasser d'un adversaire, jette un regard au voleur avant de lui ordonner :


- Fouille le bâtiment et trouve leurs complices !

Sonné par la profusion de cris et l'odeur du sang, Elland se contente d'acquiescer avant de s'exécuter. Alors qu'il allait quitter la salle, il sent une présence sur ses talons. Théoliste. Un simple hochement de tête suffit : ils exploreront le bâtiment à deux.
Laissant derrière eux le tumulte de la bagarre, ils s'aventurent entre les murs clairs et frais du moulin. Les nombreuses pièces qu'ils visitent sont vides d'hommes, mais souvent remplies d'objets divers, dont une lourde barre en bois, qu'Elland récupère, au cas où. Ce n'est qu'en parvenant, avec mille précautions, au premier étage qu'ils entendent des voix. Avec toute la discrétion dont il est capable, Elland jette un regard et découvre deux hommes, assis autour d'une petite table, occupés à jouer aux dés. Deux charognes qu'il se fera un plaisir de mettre hors combat. Faisant signe au guérisseur de rester en arrière, il se glisse le long du mur, dans le dos des joueurs.

Le temps que l'homme en face de lui réalise l'intrusion, Elland a déjà assené un coup sec sur la nuque du premier esclavagiste, grâce à la barre en bois. Poussant un cri de rage, le second se jette sur lui. Mais le voleur l'attend de pied ferme, et tout en lui n'est plus que rage glaciale. Ses mouvements sont précis, imparables. Son arme s'abat à nouveau, laissant un second corps inanimé sur le plancher. Ils ne représenteront plus de danger avant un bon moment. Alors seulement, Théoliste s'approche lentement, et tâte le cou des deux hommes. Un léger signe de la tête lui indique qu'ils sont toujours en vie, simplement assommés. L'exploration peut se poursuivre.
La main compatissante du guérisseur se pose sur l'épaule d'Elland, exprimant à la fois le respect et les remerciements. Un hochement de tête sévère lui répond : le voleur n'a qu'une seule idée en tête, retrouver le gamin et regagner Rivemorte. Alors, sans s'attarder davantage près des deux hommes, ils poursuivent leur avancée.

Les joueurs de dés surveillaient une pièce toute proche, fermée par d'épais barreaux. Un visage hagard, au regard curieux, apparaît soudain dans l'obscurité qui règne dans cette salle sans fenêtre. C'est Théoliste qui, d'une voix douce, rassure les occupants en leur annonçant qu'ils viennent les délivrer. Elland, pendant ce temps, retourne vers les corps inanimés pour trouver les clefs de la serrure. Elles pendent à la ceinture du second homme, oscillant encore de ses derniers mouvements. Hébété, Elland se demande comment il a pu ne pas les voir, ne pas savoir qu'il en aurait besoin.

Mais cette fois encore, c'est l'idée que Ménandre est peut-être derrière la grille qui le fait réagir, aussi prend-il rapidement le trousseau et s'approche vivement de la pièce. Il ne lui faut qu'une poignée de secondes pour trouver la bonne clef et faire grincer sur ses gonds la lourde grille. Le visage entraperçu quelques minutes plus tôt appartient à un homme dans la force de l'âge, amaigri et visiblement épuisé. Il dévisage longuement Elland et Théoliste, avant de se répandre en remerciements. Puis c'est une jeune femme qui surgit de l'obscurité, accompagnée d'une autre, légèrement plus jeune, et qui lui ressemble énormément. Lorsque les deux soeurs sont sorties, un autre homme émerge, tenant par la main un enfant d'une dizaine d'années. Lorsqu'ils sont tous dans le couloir, Elland se tourne vers la cellule obscure, espérant voir d'autres personnes sortir. Mais plus personne ne sort. La cellule est vide désormais.. Ménandre n'est pas ici.

Théoliste conduit la petite troupe jusqu'à une pièce plus éclairée et les fait asseoir. Il sort de sa besace ses onguents et autres remèdes mystérieux, tandis qu'Elland part à la recherche d'eau, toujours armé. Il a besoin de solitude pour digérer sa déception, de temps pour accepter le fait que l'espoir de retrouver le gamin ici et maintenant n'était qu'illusion. Il a besoin de temps pour réaliser que la traque continue, que les heures défilent, rendant la situation du gamin de plus en plus précaire. Il trouve des tonneaux d'eau dans une pièce attenante, ainsi qu'une généreuse quantité de nourriture. Prenant autant de victuailles que ses deux bras peuvent en porter, il regagne la salle, le visage inexpressif.

Le guérisseur s'affaire à étaler l'onguent sur les meurtrissures des deux soeurs. Les autres patientent en silence, comme hébétés. Ils ne manifestent qu'un peu d'intérêt lorsque le voleur leur distribue des rations d'eau et de nourriture. Ce dernier ne peut s'empêcher de détailler du regard ces hommes et ces femmes victimes des esclavagistes, s'interrogeant sur leur histoire, les circonstances de leurs captures.

Mais la lourdeur d'un regard, qui suit chacun de ses gestes, le fait revenir à la réalité. C'est le gamin, dernier sorti de la cellule, qui l'observe ainsi. Son visage grave, à la peau si blanche qu'elle en est presque transparente, est constellé de tâches de rousseurs. Ses cheveux de feu pendent en mèches désordonnées autour de sa bouille ronde. Et ses yeux, d'un vert éclatant, légèrement globuleux, le fixent constamment.

Intrigué, Elland s'approche doucement de lui pour ne pas l'effrayer, et s'accroupit à sa hauteur. L'homme qui le tenait par la main s'est totalement désintéressé de lui maintenant qu'il a à manger et que le danger s'est éloigné. Mais alors qu'Elland allait demander au gamin la raison de cette observation, le plancher se met à vibrer soudainement, annonçant l'arrivée de nombreuses personnes.

La large silhouette de Thémus envahit le seuil de la porte, faisant vivement reculer le gamin, qui se tasse sur lui-même. Le colosse est couvert de sang et son visage fermé et menaçant exprime encore la rage de la bataille. De sa voix grave, il demande :


- L'ensemble du bâtiment a été fouillé ?
- Oui. Les deux hommes qui les surveillaient sont dans le couloir. Tous les captifs sont dans cette salle. Ménandre n'est pas ici.

Théoliste s'approche des combattants, comme si la conversation ne le concernait pas, se limitant au rôle de guérisseur qu'il s'est fixé. Un cri inhumain résonne dans le couloir, les faisant tous sursauter. Un signe de la tête de Thémus ordonne à Elland d'aller rejoindre Pèire, qui vient de hurler sa frustration. Et à en croire les bruits venant de la pièce attenante, le tavernier se défoule sur tous les objets qui lui tombent sous la main. Avec diligence, le voleur s'exécute.
Précautionneusement, le voleur s'avance lentement dans la pièce mise à mal par la fureur de Pèire. D'une voix douce, il l'appelle, mais rien ne semble atteindre sa rage destructrice.
Esquivant les objets volants, Elland se résout à attendre qu'il se calme, ce qui arrive après de longues minutes. Et cet homme si fort, si imperturbable, s'écroule à genoux sur le plancher et pousse un gémissement plaintif, qui bouleverse Elland. Faisant preuve d'un tact surprenant, gêné, Elland s'accroupit à ses côtés mais demeure silencieux. Ses mots sonneraient creux, il en a conscience. Le silence s'est déposé sur le moulin, comme si les vieux murs retenaient leur souffle. Et la voix brisée par l'émotion, Pèire psalmodie :

- Personne n'a le droit de toucher à mes protégés. Personne n'a le droit. Pourquoi en veulent-ils au gamin ?

Se mordillant la lèvre inférieure, Elland cherche vainement la phrase qui soulagerait la peine du tavernier. Mais rien ne vient. Pèire n'attend visiblement aucune réponse, puisqu'il poursuit :

- J'attaquerais le Palais du Gouverneur si j'étais sûr d'y trouver Ménandre. Je l'ai sorti de la rue, ce n'est pas pour le laisser mourir entre les mains de son ravisseur. Je tuerai autant d'hommes qu'il le faut pour préserver ce qu'il lui reste d'innocence.
- Je serai à tes côtés, Pèire. Je t'aiderai, jusqu'à ce qu'on le retrouve.

Le tavernier se redresse et plonge son regard voilé de tristesse dans celui du voleur. Un rictus déforme son visage, tandis qu'un sentiment étrange luit dans ses yeux. De la tendresse ? Dans un murmure, Pèire lui confie :

- Toi aussi, tu es mon protégé.

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