Rivemorte, Chap.108
La première chose qu'il voit, en ouvrant les yeux, c'est le vert des feuilles qui se découpe sur le bleu du ciel. Puis de grands yeux graves s'imposent dans son champ de vision, au milieu d'une frimousse qu'il connait bien. Mais c'est impossible. Ménandre est introuvable. Ménandre est mort. Alors il referme les paupières.
Et puis, il y a cette voix, légèrement aigüe à cause de sa jeunesse. Qui l'appelle. Impossible.
Le ciel a revêtu ses noirs atours lorsqu'il ouvre à nouveau les yeux. Les troncs rugueux apparaissent à la lueur vacillante de torches. Lentement, il tourne la tête sur sa droite. La drapière est assise tout près, un doux sourire sur les lèvres, et tient contre elle un Ménandre endormi. Impossible. Sur la gauche, il découvre des lits de fortune, à perte de vue, où dorment et où gémissent des blessés. Trop réaliste pour être la mort ? Trop étrange pour être réel ?
Aucune douleur ne se réveille, mais il a la bouche pâteuse. La drapière sourit toujours. Un mouvement, sur sa gauche. Une femme lui apporte un bol d'eau, lui redresse doucement la tête. Il boit avidement, avant de reporter son attention sur la drapière. Ses cheveux blonds sont ramenés en un chignon lâche, qui laisse échapper des mèches qui entourent son joli visage. La lueur des torches se reflète dans ses yeux, mais Elland ne parvient pas à en déterminer la couleur. Elle ne dit rien. Il tente un sourire, et elle y répond.
- Ah, tu es réveillé. Parfait.
Il tourne vivement la tête en direction de la voix. Théoliste. Son visage est creusé par d'énormes cernes noirs et il semble avoir perdu dix livres. Dans son regard se lit une gravité pesante. Mais c'est bien son ami qui se tient debout devant lui. Il doit percevoir sa confusion, car il s'agenouille à ses côté et le palpe doucement. Et murmure entre ses dents :
- C'est vraiment prodigieux. Echidna a léché tes plaies, pendant que tu étais inconscient. Il reste bien sûr des cicatrices, mais tes blessures sont saines, et quasiment guéries.
- Où est-elle ?
- Elle patrouille autour du camp et préviendra Jehanne en cas d'intrusion.
- Le camp ?
- Nous nous sommes installés ici, oui. Trop imprudent de continuer avec nos blessés. Il faut qu'ils se remettent sur pied et nous aviserons ensuite. Des volontaires se relayent à tour de rôle pour surveiller l'entrée des souterrains. Nous sommes en sécurité ici.
Elland acquiesce doucement et constate, surpris, qu'il ne ressent aucune douleur. Il fait signe au médecin, qui se penche obligeamment vers lui, et lui demande dans un murmure :
- Je vois une femme, sur ma droite. C'est normal ?
La bedaine généreuse de Théoliste s'agite alors qu'il explose de rire. Par égard pour les autres blessés, cependant, il s'interrompt rapidement. Et lui répond dans un murmure :
- Parfaitement normal ! Elle va t'expliquer. En attendant, j'ai d'autres patients à voir. Demande-lui si tu as besoin de quelque chose.
Elland ne regarde qu'à peine le médecin s'éloigner et reporte son attention sur la jeune femme. Ses joues semblent avoir rosi. Elle secoue doucement l'épaule de Ménandre, qui se réveille immédiatement. Il s'inquiète tout de suite d'Elland. Son visage s'illumine d'un sourire radieux lorsqu'il le voit réveillé et il saute des genoux de la drapière au lit de fortune du blessé. De toute sa jeune force, il serre dans ses bras son ami. Et le voleur se tortille pour trouver une meilleure position et lui rendre son étreinte.
Ils restent de longues minutes immobiles, dans les bras l'un de l'autre. Muets. Parler laisserait transparaître l'émotion qu'ils ressentent mais qu'ils cachent soigneusement. Et qui finit par être trop forte. Ménandre explose en sanglots dans le cou d'Elland. Sa voix est rauque lorsqu'il murmure, tout en lui caressant doucement le dos :
- Du calme, mon bonhomme, du calme. C'est fini. Tout va bien. Respire.
Le gamin finit par s'apaiser, après quelques minutes. Lorsqu'il se redresse, Elland en profite pour le regarder. Des larmes coulent encore sur ses joues, qui se sont creusées depuis la dernière fois qu'ils se sont vus. Il a maigri, oui, et ses grands yeux reflètent plus que jamais ses expressions. Sous la joie indicible qui y brille, Elland y lit également une maturité encore renforcée par les épreuves qu'il a subit. Tout doucement, du bout des doigts, il lui caresse les joues, les cheveux. Pour s'assurer qu'il est bien là. Que ce n'est pas un rêve ou une satanée illusion. Et il laisse enfin s'exprimer sa curiosité :
- Raconte-moi tout ! Comment est-ce que tu t'es retrouvé ici ? Tu n'as rien ?
- Non, non, je n'ai rien du tout. Je vais très bien. Je me faisais un sang d'encre pour toi. Parce que c'est un peu ma faute si tu es tombé incontinent.
- Incontinent ?
Elland jette un regard embarrassé à la drapière, les joues en feu. Inconscient des raisons de sa gêne, Ménandre reprend rapidement :
- Oui, dans les pommes quoi.
- Ah ! Inconscient. Mais pourquoi est-ce que c'est de ta faute ?
- Ben, parce que je t'ai vu aller chercher du bois. Pis j'ai voulu te faire une surprise, tu comprends. J'étais tellement content de te revoir ! En plus que je t'avais même pas vu quand on a fuit la tour... Bon, faut dire aussi qu'on était drôlement nombreux, et pas mal secoués.
Alors je t'ai sauté dessus, quand tu ramassais le bois. Et pis ben là, t'es tombé inconstant. Théoliste avait un regard tout inquiet quand je l'ai appelé. Mais il dit que c'est à cause de tes blessures. Et de la fatigue. Alors on t'a ramené. Et dès qu'il a fait nuit, Echidna est venue pour te soigner. Mais je voulais pas te faire mal. J'étais si content de te voir !
- Et je le suis aussi, bonhomme. Mais où étais-tu, pendant tout ce temps ? Dans la tour ?
- Quand on s'est fait attaqué, l'un des vauriens m'a attrapé et m'a jeté sur son épaule. Comme un sac de patates. Mais comme je suis pas un sac de patates, je me suis débattu. J'lui ai donné des coups de pieds et des coups de poings et je l'a même mordu dans le dos. Mais il a pas beaucoup aimé. Il m'a assommé, ce fils de chienne !
- Ménandre ! Ton langage !