Rivemorte, Chap.94

Publié le par Blanche

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Il sursaute, recule précipitamment. Mais le cerbère, qui patientait derrière la porte, n'entend pas le laisser partir. Malgré sa corpulence, malgré sa bedaine imposante et ses bras plus épais que les cuisses d'Elland, il s'élance à sa poursuite.

Le cœur battant à tout rompre, le voleur se faufile entre les ballots, émerge à vive allure dans la seconde salle. Les ouvriers cessent leur travail de nettoyage, l'observent. Le colosse leur hurle de l'arrêter. Et ils réagissent aussitôt. La course d'Elland se fait plus périlleuse: des bassines d'eau sont jetées, divers outils convergent tous vers lui. S'il peut en esquiver certains, s'il peut compter sur la maladresse de quelques ouvriers, beaucoup le ralentissent. Dans son dos, il devine le souffle régulier du cerbère. Mais les ouvriers n'insistent pas trop, retournent à leur tâche ou commentent déjà cet événement qui rompt la monotonie de leur travail.

Les jambes brûlantes, le souffle court, Elland surgit en trombes dans la première salle, où les femmes arrêtent immédiatement de filer la laine. Et si le cerbère leur ordonne, à elle aussi, d'arrêter le voleur, elles n'en font rien. En fait, elles rient, commentent, crient des encouragements qu'Elland n'entend pas. Dans son esprit, une seule idée : fuir. Ne pas se faire attraper, ne pas laisser la moindre chance à son ennemi de l'avoir sous contrôle. Fuir, loin, et rapporter sa découverte à Pèire et les autres.

Enfin, il émerge dans la petite cour. Mais elle n'est plus déserte. Et ce sont des hommes de main, et non des charretiers, qui l'attendent de pied ferme. Ils semblent surpris de le voir, peut-être étaient-ils uniquement là pour sécuriser les lieux après le départ des ouvriers. Qu'importe. Pour le moment, ils sont entre Elland et sa liberté. Et à voir leurs mines, ils n'ont pas l'intention de le laisser s'enfuir. Ils sont quatre, costauds, déterminés. Deux d'entre eux s'approchent de lui. Deux autres se positionnent près du portail, au cas où. Le colosse s'approche derrière lui.

L'adrénaline coule à flots dans les veines du voleur. Son cœur bat la chamade et il n'a pas le temps de reprendre son souffle. A cinq contre un, il ne fera pas le poids. Alors il s'élance, projette sa jambe, et se hisse sur la façade à l'aide d'un ballot. Puis il s'agrippe à une fenêtre, se hisse encore un peu plus haut. Hors de portée. Il jette un regard derrière lui. L'un des hommes le suit, nullement gêné par l'escalade. Pire, il tend la main pour lui attraper la cheville, et il ne manque pas grand chose pour qu'il réussisse.
Dans un effort désespéré, Elland grimpe encore un peu. Dépasse la fenêtre, s'aidant d'une minuscule corniche. La sueur coule le long de son visage et lui pique les yeux. Les muscles de ses bras hurlent de douleur. Mais il poursuit son ascension, s'aidant de la moindre anfractuosité dans le mur pour mettre un peu de distance supplémentaire. Priant pour que sa main gauche ne le trahisse pas. En bas, dans la cour, il devine le murmure frénétique des ouvriers sortis assister au spectacle. Il a atteint le second étage, dépasse la fenêtre. Plus haut, l'avancée du toit déborde sur le mur, impossible à franchir sans se balancer dans le vide.

Il jette un rapide coup d'œil derrière lui. L'homme le suit toujours. Il semble être encore plus proche que tout à l'heure, même. Alors Elland continue de grimper, la peur au ventre. Et il se maudit d'avoir réellement cru que ça serait si facile. D'avoir parié sur sa chance.
Le voilà maintenant juste sous l'avancée du toit. Ses bras et ses jambes tremblent, épuisés par l'effort. Il est au moins à trois mètres du sol : toute chute serait fatale. Mais son poursuivant est toujours là, alors il prend le risque. D'une main, il se contorsionne pour attraper les tuiles. De l'autre, il se maintient en équilibre précaire. Et ça aurait presque pu fonctionner, si l'homme ne l'avait pas attrapé par la cheville.

Sa main gauche, qui tenait les tuiles, lâche. La main droite ne peut pas supporter son poids, pas avec les jambes qui se balancent dans le vide et une main agrippée autour de sa cheville. Il lâche. L'illusion est fugitive, mais bien réelle : il a l'impression de voler. Le sol se rapproche à une vitesse impressionnante. Il perçoit des cris. Des exclamations. Son cœur s'est arrêté. Comme par anticipation. Puis une ombre, noire et terrifiante, se jette sur lui. La grande Faucheuse.

 

 

Il aimerait pouvoir négocier un peu plus de temps, pour pouvoir retrouver Ménandre, assister à la guérison d'Osvan. Dire quelques mots à Pèire, Théoliste et les autres. Ne pas mourir si jeune, de manière si stupide. Mais il n'en a pas le temps.

Il n'imaginait pas que la Mort aurait un regard si moqueur sur lui. Il n'imaginait pas que ses griffes feraient si mal autour de ses épaules. Il n'imaginait pas que ses ailes seraient si puissantes qu'elles stopperaient sa chute et l'emmèneraient si haut dans le ciel. C'est finalement un rire goguenard qui explose dans son esprit et qui lui fait reprendre pied dans la réalité. Echidna.

Elle est arrivée juste à temps pour l'empêcher de s'écraser contre les pavés. Elle lui a sauvé la vie. Et toutes ses émotions se déversent à flots dans son esprit : la peur, le soulagement, les reproches. Oui, il aurait pu attendre qu'elle soit réveillée. Oui, il aurait pu compter dès le début sur elle. Oui... mais il voulait aussi se prouver qu'il était capable de faire quelque chose pour l'enquête, seul, comme un grand, sans avoir besoin de la protection de Thémus, ni des conseils avisés de Pèire. Avoir réellement fait quelque chose pour le gamin. Et avec une impitoyable lucidité, il réalise à quel point il a été inconscient. Car s'il y a bien une chose dont ils n'ont pas besoin, c'est bien un mort supplémentaire.

Echidna prend le temps de voler jusqu'à un toit, plus plat que les autres, pour le déposer en douceur. Une fois en sécurité, il reprend son souffle, essaie de calmer les battements affolés de son cœur. Et puis, alors que la tension redescend lentement et qu'il contemple les grands yeux de sa gargouille rivés sur lui, il réalise. Il est vivant. Sain et sauf. Et il a appris quelque chose d'important. Alors, soudainement, il explose de rire. Un rire sans joie, nerveux et fébrile, dément même, qui sonne victorieux.

Avec compassion, Echidna le laisse rire quelques minutes, avant que sa tête ne vienne se frotter à sa hanche. Alors, avec douceur, elle l'invite à grimper sur son dos. Et d'un puissant battement d'ailes, elle prend son envol. Il rigole encore, posté sur le large dos de sa complice, ivre de soulagement, ivre de voir, encore une fois, les toits d'ardoise défiler sous ses yeux. Mais son rire s'étrangle dans sa gorge quand il la sent se crisper. Quand ses yeux repèrent les gardes, encerclant l'Hermine Affamée, grouillants autour des torches qu'ils portent fièrement.

A travers les nombreuses fenêtres du bâtiment, il peut apercevoir d'autres lueurs fantomatiques, allant et venant dans les couloirs. Ils sont déjà à l'intérieur et fouillent les lieux. Elle change brusquement de cap, vole en direction de l'atelier de Thémus. Et là aussi, de nombreuses lueurs trahissent la présence des gardes de la ville. La gorge nouée, Elland prie pour qu'ils soient tous en lieux sûrs. Qu'ils aient pu s'enfuir, juste avant que les hommes n'encerclent les bâtiments. Dans un coin de son esprit, il peut sentir, palpable, l'angoisse similaire d'Echidna.

Il ne leur faut que quelques secondes pour se rendre jusqu'à l'immeuble qui abrite Anthelme, Théoliste et Osvan. Et là aussi, des hommes sont disposés autour des issues. Une angoisse indicible lui noue le ventre. Ils sont tous cernés. Serait-ce Tanorède qui passe à l'offensive en déployant autant de forces contre eux ? Serait-ce une simple coïncidence, sans aucun rapport avec l'enquête qu'ils mènent actuellement ? Ou serait-ce dû à son escapade à l'atelier Guevois ? Peut-il encore sauver ses amis d'une arrestation imminente ?

Une soudaine vague d'apaisement l'envahit, provenant sans aucun doute de sa gargouille. Fuyant les gardes qui pourraient la repérer, elle se dirige, avec assurance, jusqu'aux quartiers pauvres de la ville. Puis, sans hésiter, elle vole jusqu'à une cour intérieure où elle se pose avec grâce. Tout est calme et silencieux dans cette petite cour. L'obscurité est presque totale, mais Elland parvient à distinguer un rai de lumière qui se faufile sous une porte. Echidna la regarde fixement et, comme par magie, le battant s'ouvre.


- Rentre vite, Elland.

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