Rivemorte, Chap.81

Publié le par Blanche

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Elle se prend la tête entre les mains et gémit doucement, psalmodiant encore et toujours qu'elle s'est trompée. Pèire pose une main douce sur son bras et tente de la rassurer. Et finalement, elle reprend ses explications :

- Belle... Elle a volé toute la nuit. Elle restait près de moi. Elle était si heureuse ! Si pleine de vie ! Mais... mais le soleil, méchant ! Méchant soleil ! Il est arrivé ! Et il l'a figé à nouveau. En plein vol. Et tout ce que j'avais fait était cassé. Cassé, tout cassé. Méchant soleil ! Je m'étais trompée. Trompée dans la formule. La gargouille s'est cassée sur le sol. Brisée en tout petits petits morceaux. Et la colle, ça marche pas. Trop de morceaux. Trompée. Trompée dans la formule. Toute la journée, j'ai réessayé. Mais ça fonctionnait plus. Plus du tout. Ma pauvre gargouille... Et puis, le méchant, méchant soleil est parti. Vilain ! Et … toutes les gargouilles ont volé ! Toutes ! Partout ! Tout plein de gargouilles qui volaient ! C'était si beau... tellement beau... Elles volaient, toutes, au dessus de la ville. Vivantes, si vivantes... Belles, si belles... Et puis... elles avaient compris. Avant moi. Bizarre... très bizarre. Le méchant soleil... elles se sont posées, juste avant qu'il arrive, le vilain. Et elles ont attendu la lune... Et avec la lune... elles ont revolé...
- Mais comment avez-vous fait pour leur donner une si longue vie ?
- Je l'ignore... Peut-être... trompée. Oui, sans doute trompée. Sûrement. Je ne sais pas.
- Et vous ? Comment avez-vous fait pour vivre si longtemps ?
- Je suis une gargouille. Je... enfin, j'ai pas de pierre. Et je ne me fige pas. Et je ne vole pas non plus. Mais je suis une gargouille. Une gentille gargouille qui aime bien le ragoût. Nos âmes … c'est pareil. On est liées. Elles vivent, et je vis aussi. Elles meurent... et une partie de moi meure. Ça fait mal. Oui, c'est très douloureux. Elles vivent et moi je vis. Comme elles.
- Et comment avez-vous fait pour permettre à Elland de communiquer avec Echidna ?
- Elland ?
- C'est moi.
- Ah. Oui. Oublié. Je ne sais pas. Oublié. J'ignore. Il peut sentir ce qu'elle ressent ? Fascinant … proprement fascinant... Comment il a fait ?

A nouveau, Elland et Pèire échangent un regard. Jehanne, elle, divague complètement, et ils comprennent rapidement qu'ils ne pourront plus rien obtenir de cohérent venant de sa part. Alors, d'un haussement d'épaules, Pèire abandonne l'idée de poursuivre plus loin l'interrogatoire. Mais il pose une dernière question :

- Vous devez être fatiguée, non ?
- Oui. Fatiguée. Très fatiguée. Si fatiguée...
- Venez, je vais vous montrer votre chambre.

Agilement, Pèire contourne le comptoir et dans un geste démodé, il offre son bras à Jehanne. Cette dernière l'accepte en gloussant, et Elland jurerait presque de la voir rougir. Ils s'éloignent rapidement et resté seul, le voleur tente de rendre cohérent les informations qu'ils ont obtenu. Mais c'est peine perdue, et de nombreuses questions restent sans réponse. L'absence de Pèire dure un long moment. S'ennuyant, Elland retourne en cuisine et se ressert une généreuse part de ragoût avant d'aller s'installer au comptoir. Lorsque Pèire revient enfin, il trouve le voleur au même endroit, occupé à manger. Avec un sourire amusé, il va se servir une chope de bière et demande :

- Comment l'as-tu trouvé ? Tu étais avec elle tout ce temps ?
- Depuis la nuit dernière, oui. Echidna m'a emmené là-bas, au beau milieu de la forêt. Et j'avais beau lui demander de rentrer à Rivemorte, elle refusait de m'obéir.
- Jehanne devait l'appeler. Et ta gargouille ne pouvait peut-être pas faire autrement que lui obéir.
- Je ne vois que cette explication... Mais pourquoi seule Echidna a répondu ?
- Je n'en ai pas la moindre idée. Peut-être qu'elle est la seule à l'avoir entendue. Peut-être qu'elle est la seule à avoir eu envie de répondre à cet appel.

Et puis, dans le silence de la taverne désertée, Elland lui raconte tout ce qu'il s'est passé pendant cette journée avec Jehanne. Lorsqu'il lui parle de la blessure qu'elle lui a fait volontairement, Pèire secoue doucement la tête et murmure :

- Elle devait vouloir vérifier la propriété de la salive d'Echidna.
- Ça ne m'a pas soigné, au contraire.
- C'est normal. C'est un système de défense, en quelque sorte. Si Echidna lèche une de tes plaies, elle te soignera. Mais si tu récupères de sa salive et que tu la mélanges à une crème, par exemple, puis que tu l'appliques, même sur toi, ça ne fonctionne pas. Imagine, si ça venait à se savoir : tout le monde partirait à la chasse aux gargouilles pour extraire leur salive et s'en servir comme remède miracle. Je pense que la nature, plus que Jehanne, a bien fait les choses : la salive ne fonctionne que si la gargouille souhaite très fort guérir une personne en particulier.
- Donc ça fonctionnerait même avec une personne non liée à la gargouille ?
- Je pense que oui. Imaginons que Théoliste soit blessé : si Echidna le veut, elle doit pouvoir le guérir.

Machinalement, Elland passe un doigt sur la fine cicatrice blanche qui orne sa joue. Pensif, il demande :

- Mais alors, comment a-t-elle fait pour obtenir ce résultat ?
- Je l'ignore. Elle a dû … utiliser ses pouvoirs. Et je pense que c'est pour ça que tu peux ressentir les émotions d'Echidna. Elle a dû faire une erreur quelque part.
- Venant de sa part, ça ne serait pas vraiment surprenant.
- Ne la juge pas trop durement. Elle n'a plus toute sa tête, mais elle a fait beaucoup de bonnes choses.

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