Rivemorte, Chap.78
Il s'accroche tant bien que mal à la taille de Jehanne, gêné par cette promiscuité. Mais cette précaution était nécessaire car lorsqu'Echidna prend son envol, ils manquent de tomber, tous les deux.
Pour la première fois de sa vie, il voit à travers les yeux d'Echidna lorsqu'elle vole : ses yeux sont faits pour y voir de nuit et le paysage se dévoile en un magnifique dégradé de gris. Les ombres, plus sombres, parsèment les parties plus claires, où se dessinent des formes qu'Elland reconnaît.
Puis vient l'odeur, tellement plus puissante ! L'humus, les animaux nocturnes, qu'il pourrait reconnaître alors même qu'il ne les a jamais vu. Le goût du vent sur sa langue, comme si c'était l'air même qu'il respirait. La douce sensation de l'air caressant sa peau rugueuse, comme la tendre étreinte d'une plume. Et cette ivresse, indescriptible, de sentir la puissance de ses muscles ne faire plus qu'un avec les masses d'air pour se déplacer toujours plus vite.
Les premiers toits de Rivemorte apparaissent. Elland peut ressentir le soulagement d'Echidna : enfin, elle retrouve son univers. Tout comme lui, elle est une enfant de la ville, qui ne connaît que très peu la nature et s'en méfie. Elle revient en terrain connu. Sans faire de détours inutiles ni s'amuser à effrayer ses passagers, elle les conduit jusqu'à l'Hermine Affamée. Déjà, elle visualise Pèire, qu'elle considère comme le grand frère qui lui a tout appris. Comme pour tout le reste, elle le voit en noir et blanc. Mais c'est surtout avec une tendresse infinie, qu'elle le voit. Elle songe aussi à la nourriture puis au toit, tout proche du repaire d'Elland, qu'elle s'approprie déjà comme son chez-elle. Elle aime bien cet endroit et elle estime que le voleur y est plus en sécurité.
Elle se pose dans la ruelle derrière la taverne. Elland, sonné par ce déluge d'informations, peine à reprendre pied dans la réalité. Jehanne descend à son tour. Comment ignorer la vague de tristesse qui envahit la gargouille à l'idée de se séparer de Jehanne ? Mais cette dernière la rassure d'une pensée et apaise aussitôt Echidna, qui s'envole jusque vers son toit.
La Grand Tour Célestis annonce deux heures du matin et fait brusquement sursauter Jehanne. Elle a l'air traqué, regarde à droite et à gauche avant de s'engouffrer par la porte de service, comme si elle connaissait déjà les lieux. Perplexe, Elland la suit. Connait-elle déjà les lieux ? Ou Echidna lui aurait dit où se situe la taverne et comment y entrer ? Et lui, comment a-t-il pu connaître les sensations et les sentiments de la gargouille ?
Dans la salle principale, les derniers clients viennent de partir et la serveuse est en train de nettoyer le sol. Pèire, lui, est occupé à nettoyer les verres. Elland, bien qu'il se garde de montrer ses sentiments, éprouve une joie indicible à la seule vision du tavernier qui vaque à ses occupations. Il pensait ne le revoir que dans de plus graves circonstances.
Jehanne se précipite vers lui, faisant de grands gestes et parlant si vite que ses propos sont parfaitement incompréhensibles. Le trajet jusqu'à la ville a achevé sa coiffure déjà bien maltraitée, et connaissant Pèire, il ne peut pas ne pas comprendre que quelque chose ne tourne pas rond chez elle.
Le tavernier jette un regard à Elland, resté en retrait, incline légèrement la tête pour lui faire comprendre qu'il est heureux de le revoir, puis reporte son attention sur Jehanne. Et avec toute la douceur dont il est capable, il lui dit :
- Excusez-moi, je n'ai pas tout compris. Vous êtes ?
- Jehanne. Je m'appelle Jehanne. Je sais. Et vous, vous êtes Pèire. Je sais, je sais. Tavernier ici. Et …
Les paroles qu'elle murmure ensuite, telle une conspiratrice, son tellement inaudibles que Pèire lui-même, pourtant tout proche d'elle, ne peut les saisir. Elland s'approche, se glisse derrière le comptoir et se sert un verre d'eau. Et il reste là, l'air de rien, espérant glaner d'autres informations. Le tavernier, prenant une voix d'une douceur infinie, lui demande :
- Excusez-moi, pourriez-vous répéter votre dernière phrase ?
Jehanne, le regard fou, jette un coup d'œil en direction de la serveuse, mais reste muette. Cette dernière, sur un geste discret de Pèire, se retire. Jehanne la suit longuement du regard avant de se pencher sur le comptoir et de déclarer :
- Vous vous occupez des gargouilles.
Pèire se tourne immédiatement vers Elland et lui jette un regard furieux. Mais le voleur nie tout en bloc et lui jure, sur tout ce qu'il a de plus cher, qu'il n'a rien dit à la démente. Pèire termine d'essuyer une chope, comme pour réfléchir à ce qu'il va répondre. Il ne fait jamais mystère de son rôle dans la protection des gargouilles, même s'il n'aime pas spécialement en parler. Et surtout, il ne s'en vante pas sur tous les toits.
Elland esquisse un sourire. Le tavernier va interroger Jehanne et les réponses seront inexploitables. Le voleur se gausse d'avance des efforts que fournira Pèire pour trouver une explication cohérente au milieu de ses délires. Mais si le géant scrute longuement le regard fou de Jehanne, il n'entame aucun interrogatoire. Et se contente de dire :
- C'est un honneur de vous recevoir dans mon humble taverne. Soyez la bienvenue.