Les groupies
Les cumulus déversent paresseusement une pluie fine, assombrissant encore le ciel crépusculaire. Des dizaines, voire des centaines de personnes sont pourtant massées devant les imposantes portes closes de la salle de concert. Et elles ne se soucient visiblement pas de la pluie, pas plus que de la bise froide qui fait voler les papiers abandonnés au sol et décoiffe les hordes d'ados qui piaffent d'impatience en attendant l'heure H.
Irina est collée contre une barrière métallique et essaye de préserver son espace vital, qu'une foule toujours plus nombreuse tente de lui ravir. Arrivée parmi les premières, elle occupe une place idéale. Elle est venue seule, contrairement à la majorité, et attend sans manifester la moindre impatience. Vêtue de sa plus jolie robe mauve, et confortablement chaussée, Irina s'invente déjà la rencontre tant espérée. Un peu plus vieille que la plupart des fans, elle ne se manifestera pas en hurlant et en jetant ses sous-vêtements sur scène. Et pourtant, elle espère toujours qu'il la remarque.
Une déferlante d'impatience parcourt la place bondée. Irina jette un oeil sur sa montre, avant d'esquisser un mince sourire. Plus qu'un quart d'heure. Elle a pris sa journée de repos, prétextant une vieille tante à visiter. Pour rien au monde elle n'aurait voulu que ses confrères apprennent sa lubie. Ils penseraient sans aucun doute qu'elle est trop vieille pour ces idioties, même à trente et un ans, et ils n'auraient pas tout à fait tort. Oui mais voilà, elle ne l'a pas choisi.
La première fois qu'elle a vu Max Sanders, c'était au journal télévisé, qui faisait une chronique sur sa tournée mondiale. Il avait un beau sourire, et avait joué son numéro de charme. Durant l'interview, elle ne l'avait qu'à peine écouté, tant elle était fascinée par ses yeux. Elle avait décelé dans ses prunelles une lueur surprenante, un zeste de mélancolie qui l'avait troublée. Alors elle s'était informée, sur internet, dans les revues. Elle avait tout appris de lui, tout aimé. Bien sûr, il est bel homme mais ce n'est pas cela qui l'attire. C'est cette faille en lui, qu'elle discerne à travers les paroles de ses chansons et qu'elle décèle dans sa démarche. Un je-ne-sais-quoi qui la touche au plus profond d'elle-même, et qui ne prend pas à en compte son apparente froideur. Car il semble froid avec ceux qui l'entourent, et peu enclin à s'approcher de son public. Invisible dans les journaux à sensation. Distant avec les journalistes.
Les portes s'ouvrent enfin, et elle se précipite, emportée par le tourbillon d'ados qui hurlent leur enthousiasme. Jouant des coudes, elle se trouve une place, toute proche de la scène. Les fans piaillent sans répit, et elle demeure silencieuse. Elle a la conviction qu'elle est différente d'elles. Parce qu'elle ne s'intéresse pas seulement à la plastique de Max, ni à ses refrains entêtants. C'est lui qui l'intéresse, celui qui se cache derrière la star et qui semble si perdu. Et c'est cette conviction qui lui permet de venir, à chacun de ses concerts : elle refuse de tomber aussi bas que ces fans qu'elle méprise, qui semblent avoir perdu toute raison à la moindre apparition de leur idole.
Le concert est déjà fini. Irina sourit, radieuse. Elle n'a pas vu le temps passer, et est encore hébétée par l'incroyable prestation. L'un des colosse de la sécurité a un mouvement de la main dans sa direction, ainsi qu'à quelques jeunes filles, pour les inviter à le suivre. Son coeur s'emballe, et elle se précipite à sa suite. Max souhaite rencontrer quelque unes de ses fans dans les coulisses ! Une opportunité dont elle rêve depuis toujours ! Perpétuellement sous la surveillance de la sécurité, les fans arrivent devant la pièce où se préparent les artistes. Elle rentre en dernière, poussée de part et d'autres par les autres filles. Irina se tient en retrait, embarrassée d'être assimilée à ces ados sans cervelle, mais bien trop consciente qu'il ne la remarquera pas si elle ne se comporte pas de la même manière. Il est là, devant elle, ses boucles brunes collées à son front en sueur, et ses iris bleu qui scrutent chacune d'entre elles. Son sourire charmeur est rivé à ses lèvres. Péniblement, elle se détache de sa contemplation, et s'approche de lui, le cœur battant à un rythme effréné. Il vient d'écrire quelques mots sur des photos, et trouve un mot aimable à leur dire à toutes. Au moment même où elle s'approche, la main tremblante tenant vaillamment son carnet, il se détourne. S'écarte. Lui tourne le dos pour parler à ses sbires. Un hoquet de frustration se bloque dans sa poitrine, alors que ses yeux se remplissent de larmes. Elle l'appelle. Il ne se retourne pas. Elle le supplie. Il ne se retourne pas. Elle a manqué son opportunité.
Les colosses font sortir les fans. Tête baissée, ravalant ses larmes, elle s'apprête à les suivre, se maudissant d'avoir été aussi réservée. Un bras la retient, et l'attire plus au fond de la salle. Max a disparu. Sourcils froncés, elle questionne des yeux l'homme qui l'a retenue, alors que la porte se ferme à nouveau. Il ne répond rien. Elle détaille la pièce, remplie de fleurs, de miroirs et de tenues de scène, essayant de profiter de ces derniers instants dans l'antre de son idole. L'homme de la sécurité fixe un point derrière elle. Elle fait volte face. Max Sanders est là, il a d'autres vêtements et s'est rafraichi. Irina sourit, ivre de joie, oublieuse de ses jambes vacillantes et de son ventre noué.
- Comment tu t'appelles ?
- Irina. Elle a la voix rauque d'avoir trop crié pendant le concert. Elle sourit, penaude.
- Je t'ai déjà souvent vue à mes concerts.
- J'essaie de ne pas en rater.
- Pourquoi ?
Elle ouvre la bouche, prête à répondre. Avant de la refermer. « Pour voir la faille » n'est pas une réponse pertinente. « Parce que je suis fan », pas vraiment plus. « Parce que j'aime ce que tu fais », trop banal. Il fronce les sourcils, et scrute la moindre expression, muet, attendant une réponse.
- Parce que je veux savoir, répond-elle. Il l'observe, visiblement abasourdi par sa réponse. Alors elle poursuit, parlant un peu trop vite. Je veux savoir qui se cache derrière ton masque de hauteur et de froideur. Je veux savoir qui est cet homme aux yeux troublants, pleins de mélancolie.
Elle se tait, réalisant l'énormité de ce qu'elle a dit. Il va la mettre à la porte. Il éclate d'un rire nerveux. Elle le fixe, bouche bée, alors qu'un calme indicible s'empare d'elle.
- Tu es bien la première à me parler comme ça.
Il la contemple, et semble totalement désemparé quant à la conduite à tenir. Il se passe une main dans les cheveux. Elle poursuit, nerveuse :
- Désolée, je ne voulais pas dire ça.
- Vraiment ?
Elle se mord les lèvres, incapable de lui mentir.
- Pas de cette manière, en tout cas.
Il rit à nouveau, la remplissant de joie.
- Je vais dîner au restaurant, tu veux venir avec moi ?
Elle hoche la tête, incapable de prononcer un mot de plus. Et elle le suit, un sourire jusqu'aux oreilles, afin de démasquer cet homme qui l'a tant troublée. A moins que tout ceci ne soit qu'un rêve...