L'écriture
La plume d'oie grattait furieusement le papier, ne s'interrompant que pour puiser son fluide vital ébène dans l'encrier. La petite boutique fleurait bon le parchemin et les encres, mais l'homme avait disposé sa chaise et son écritoire tout à l'entrée, car il savait que peu de clients s'aventureraient dans le temple de l'écriture.
Il se redressa enfin, et observa d'un oeil critique son labeur. Finalement, ce fut un sourire satisfait qui se dessina sur son visage. Ses clients, de riches bourgeois, seraient satisfaits : les pleins, les déliés et les boucles étaient parfaitement formés et l'ensemble de la missive était harmonieux. Il rangea soigneusement la missive dans son coffret, et pu s'adonner à son occupation favorite : observer les badauds.
Il était installé à l'angle des deux rues marchandes les plus animées de la ville, et une foule se pressait dans les rues étroites. Paysans venus vendre leurs légumes, riches tailleurs et petite noblesse se mélangeaient dans un semblant de cohésion. L'ignoble odeur et les braillements de la tripière avaient disparus, sans doute avait-elle fermé boutique. Bientôt, les commerçants viendraient lui demander de répertorier quelques actes commerciaux, voire même quelques contrats.
Il était écrivain public depuis de nombreuses années, et aimait son métier plus que tout. Il préférait nettement rédiger les missives privées que les contrats commerciaux, non point par curiosité, mais pour rendre service aux personnes qui ne savaient pas écrire. Et de nombreuses personnes venaient pour lui demander de déchiffrer toutes sortes de documents.
Les yeux dans le vague, fixant sans la voir la devanture du drapier en face de lui, il repensa à ce qu'aurait pu être sa vie. Ses parents voulaient qu'il rentre dans les ordres, pour attirer les bonnes grâces de l'Eglise. Il avait ainsi appris les Saintes Ecritures, la lecture et la calligraphie, mais au fond de lui naissait une terrible angoisse. Si les voeux d'obéissance et de pauvreté ne lui semblaient qu'anecdotiques, le voeu de chasteté lui paraissait définitivement insurmontable. Il avait alors pris la poudre d'escampette et s'était rendu dans en Avignon où il s'était installé en tant ...
- Bonjour Messire Duchesne.
- Hum ? Oh ! Bonjour gamin !
L'enfant dépenaillé entra dans l'échoppe, et déposa deux chopes sur la table basse. L'écrivain en prit une et trempa ses lèvres dans le liquide ambré. Louis était apprenti brasseur, et il n'avait aucune chance d'apprendre un jour à lire et à écrire. Mais Duchesne l'avait surpris un jour, caché derrière l'écritoire, en train d'écouter avidement la lecture qu'il faisait à feu Dame Aliénor. Après une discussion houleuse, et ne pouvant décemment point envoyer paitre un enfant avide de savoir, ils s'étaient mis d'accord pour ...
- Messire Duchesne ?
- Hum ? Ah oui !
Louis s'était installé à sa place habituelle, sur un petit tabouret près des parchemins. L'écrivain sortit une liasse de papiers de son coffret, sous les yeux impatients du gamin. Les pages étaient noircies d'une petite écriture fébrile, nerveuse, et il semblait que chaque centimètre avait été utilisé. D'une voix passionnée, l'écrivain commença la lecture. C'était une histoire d'un jeune paysan qui partait à la conquête de l'Orient pour ramener du papier, aidé d'un jeune chevalier qui devait faire ses preuves. En chemin, ils avaient rencontré une timide jeune fille qui venait de fuir sa famille pour échapper à un mariage dont elle ne voulait pas.
Cette histoire, il aurait pu la réciter les yeux fermés, car elle était son secret : le soir, une fois l'échoppe fermée, il rentrait chez lui pour écrire, encore et toujours. Point de missives ni de contrats, non, mais les histoires qui se bousculaient dans son esprit comme des chevaux piaffant avant de partir à la chasse. Il passait tout l'argent qu'il gagnait à acheter du papier pour coucher ces phrases, s'évader... et faire rêver le gamin, car l'écriture ne révèle ses charmes que s'il y a quelqu'un pour lire.